PDF / improvisation vert et rouge à la salle de bain sur poésie de W. Kandinsky Im Wald/Dans la forêt

W. Kandinsky, Apfelbaum, gravure sur bois de Klänge 1912
Un jour de 2010, le disque Les pointes et les détours venait de paraitre, nous avons interrogé la poésie germanophone à la bibliothèque du quartier. Nous voulions chanter l’allemand, nous avions rendez-vous là-bas au printemps pour plusieurs concerts à travers le pays. C’est alors que nous avons ouvert le livre des sonorités: Klänge. Vert et rouge dominaient la couverture et le cavalier de la couverture. La vie énigmatique qui s’y trouva, n’était rien moins que traduite par Wassily Kandinsky, dans un univers non fixé où les couleurs semblent plus vivantes que les êtres**; où les mots et les images entrent en résonance à l’instar des sons et des couleurs. Le livre de poèmes une rareté bibliophilique — ici une réédition bilingue allemand/français — était paru dans sa version originale accompagné de gravures sur bois et tiré à 300 exemplaires, à Munich en 1912 au commencement d’un siècle de révolutions. Je n’imaginais pas alors aujourd’hui, c’est à dire cent ans plus tard, l’influence que cette découverte allait avoir sur ma vue et sur mon expression.
Il s’est passé à ce moment, quelque chose d’excessivement simple, car soudain là fut la chanson: une statuette primitive, droite, une voix d’enfant la chanson s’appelait chanson. Lied.
Lied en voyage et de retour à Paris s’installa définitivement.
Bientôt j’allais vouloir quitter l’impressionnisme du disque précédent, rompre avec les métaphores, les rimes, les passions, le somnambulisme, l’interprétation.
J’allais bientôt m’avancer dans des espaces d’écriture plus resserrés, plus secs, plus « nordiques ».
Jean-Daniel quant à lui poursuivait ses recherches des différentes formes musicales de la chanson dans l’échappée des cadences harmoniques, de la mesure, questionnant les rythmes et les modes.
Nos nourritures sonores sont volontiers extra-européennes: les enregistrements « field recording » collectés par les ethnomusicologues dans les villages d’Afrique, chez les pygmées, les buschmen ou encore les musiques savantes d’Iran ou d’Azerbaïdjan, furent autant d’assauts et de réconforts spirituels qui modifèrent notre goût et notre acuité auditive. Polyphonies, chants responsoriaux, voix nues, tournes inarrêtables: l’espace et les présences y sont restitués dans toute la pureté de l’action.
Une chose est arrivée. Trois jours durant j’observais un banal rituel. Je me rendais dans un square de mon quartier emportant avec moi le mystérieux Klänge. Chaque fois recommençant ma lecture il y avait toujours à re-voir, comme si quelque chose vous échappait toujours de ces compositions scéniques. Le décor le mien était toujours le même. Toujours assise sur le même banc la même agitation du monde faisant face à mon immobilité. Entre les pages de mon livre je me laissais distraire, et soudainement le troisième jour, et peut-on dire si la chose était rapide ou excessivement lente, le troisième jour coup sur coup deux scènes, des micro-instantanés, interstices de l’action, frappèrent ma vue et excitèrent mon sentiment de la durée et du mouvement. J’écrivais sans ratures les Square Ouh la la et Square suite qui allaient donner les clefs d’une écriture neuve tendue vers le réel, insistant à ce point qu’il en devienne étrange, ce que je ne soupçonnas pas à ce moment très précis. C’était en quelque sorte un contre-prodige, un excès de la normalité et je laisserais bientôt se fabriquer devant moi d’autres scènes de réalité profonde égarée dans le présent, empêchée, « buggée », recommencée, où la prise de parole est elle même quelque fois comme interrompue, le langage impuissant à désigner ou précédé de ces bégaiements, ses dislocations, ses mastications intérieures et ses mises en bouche, les sonorités qui lui préexistent avant de nous faire entendre le mot qui nous fait voir.
Assez rapidement des éléments de vocabulaire se firent l’écho d’un texte à l’autre et un sentiment de continuité éclaira d’un jour nouveau ma conception de l’écriture du futur Square Ouh la la. En effet je commençais à nourrir le fantasme d’un disque que nous irions enregistrer, en connaissant la trame, les petits chapitres, et une idée de la composition moderne telle que Cézanne fut le premier à la formuler où chaque partie est aussi importante que le tout.
Plus tard nous tomberons sur la photographie de Sergey Chilikov, nous trouverons dans ces régions russes le double de l’une des gravures sur bois illustrant Klänge. Mais plus encore, de cette image du réel plein de couleurs et de personnes, d’une scène où l’histoire « ici et maintenant » retient son dénouement, nous sera révélé la pochette de l’album.
Alors au mois de décembre 2011 quand toutes les pièces furent assemblées et que noël arriva, nous partîmes enregistrer tous les quatre musiciens: Alexandre Saada pianiste détourné, (il en vint à jouer une dizaine d’autres instruments: vibraphonette, harmonium, kalimba, santûr iranien…) Laurent Sériès qui joua les peaux, ( la batterie, le târ, le dayéré, la derbouka…) Jean-Daniel Botta qui joua les cordes (la guitare préparée, désaccordée, le n’gonni, le bouzouki,…) et moi même pour jouer la voix, pas plus ni pas moins qu’un autre instrument.
Il nous fallait trouver le lieu pour faire exister tous ceux-là des chansons, dans ces formes fragmentées qui en dessinaient une plus longue. Il apparut qu’il faudrait trouver la matière et le climat dans un certain assèchement du son. Aussi nous décidâmes de suivre l’histoire mise en mouvement deux ans plus tôt par la découverte du Lied de Kandinsky, et de partir à Hambourg enregistrer sur bandes magnétiques dans les hauteurs, les grands volumes de Clouds Hill Recording, emmenant avec nous notre ethno-ingé-son, tutélaire Jean-Paul Gonnod.
Quatre jours dans la même pièce pour des prises lives, où la contrainte fabuleuse de se trouver sur l’instant révèle l’idée des chansons elles-mêmes.
Quatre jours à creuser le son à chaque morceau, chaque fois chercher, bouger les espaces, trouver la place de chacun, jouer à notre insu tandis que tourne le vieux Studer, aller sur le nerf, dans la danse après l’épuisement où tout recommence, où surgissent on ne sait quelles voix qui nous ont précédées.
Un des miracles du Square se produisit le troisième jour. Une dizaine de jeunes personnes de Hambourg, (« le choeur des couleurs » selon l’expression de Kandinsky), vinrent enregistrer avec nous Une Peinture et cela était tout à fait improvisé, et cela était beau. En deux heures de temps ils apprirent les quelques mots en français de ce chant synesthésique, et dans un cercle dialoguant, toutes se croisèrent nos voix. « Alles ist erlaubt ».
Léonore Boulanger
* « Alles ist erlaubt, comme se serait exclamé Kandinsky en découvrant qu’on pouvait sortir du régime de la figure, tout est permis, ce qui revient à dire toutes les lois sont actives, toutes : ensemble et séparément ». Jean-Christophe Bailly , « La forme animale », Le Portique
** Jean-Christophe Bailly- préface pour Klänge- collection « Détroits »- Christian Bourgois éditeur, Paris 1987